Olivier Lamour (Le prix d’une vie, violences sexuelles dans l’Église) : « Les victimes ont souffert de ne pas avoir été entendues enfants »
Après deux ans et demi de travaux, la Commission indépendante sur les abus sexuels dans l’Église a rendu public son rapport le 5 octobre 2021, donnant un coup de pied dans la fourmilière et déclenchant le début de fin d’une omerta. Le film documentaire d’Infrarouge, Le prix d’une vie - Violences sexuelles dans l’église, diffusé ce mardi 5 décembre 2023 à 22h45, s’intéresse à de nombreuses victimes à Loctudy, Chavagnes-en-Paillers, Issé, trois communes de l’ouest de la France, imprégnées par le catholicisme à l’époque. Pour Toutelatele, le coréalisateur de ce film avec Bernadette Sauvaget, Olivier Lamour, témoigne de ce qu’il a ressenti du parcours héroïque des victimes à l’honneur, dont certaines se sont murées dans le silence pendant plusieurs décennies.
Clément Gauthier : Le documentaire débute sur une scène légère où Marie-Pierre et Raymonde redécouvrent les lieux de leur internat avant d’évoquer des moments plus sombres. Pourquoi avoir fait ce choix ?
Olivier Lamour : Je ne dirais pas légère, mais blagueuse. Elle encadre un moment où elles disent qu’elles ont été violées. C’est un sujet grave, on sait que l’on va voir quelque chose d’important, de touchant, de bouleversant. On ne part pas pour une promenade de santé. Ça donne aussi le ton du film et on apprend qu’on n’est pas dans le pathos.
Je viens de Strip-tease, l’émission belge, et ce que je veux éviter par-dessus tout, c’est le commentaire. Dans le film, il y en a un au début et un à la fin. Ça reste très factuel. Le reste, c’est de l’interview et surtout des moments clés et charnières passés presque dans la tête des gens filmés, dans leur intimité.
Donner cette pointe d’humanité et de vie dans la première séquence, c’est rendre hommage à ce que Marie-Pierre et Raymonde sont, à savoir des femmes généreuses et capables de rire et donc d’aller vers les autres. Ce qui fait le sel de ce genre de film, c’est le moment où vous connaissez les gens par cœur et ils parviennent à vous surprendre, à vous cueillir et à vous livrer quelque chose auquel vous ne vous attendiez pas.
« Certains ont eu beaucoup plus de mal à se construire »
Au début du film, deux témoins parlent d’« abuseurs » en évoquant leurs bourreaux, pourquoi, selon vous, utilisent-ils ce terme moins fort que « violeurs » ?
Il faudrait leur demander. C’est une terminologie un peu plus soft. D’un autre côté, parmi les cinq personnes suivies dans le film, pratiquement toutes ont le même parcours. Elles ont subi des violences dans la petite enfance, en ayant entre huit et dix ans. Il faut imaginer le niveau de sidération.
Dans la première scène, Marie-Pierre dit qu’elle n’a pu mettre le mot « viol » sur ce qu’elle a subi que soixante ans après. Tous ont fait leur vie tant bien que mal et même plutôt bien, notamment les séminaristes de Chavagnes. C’était des élèves qui se distinguaient par leurs capacités et étaient quasiment enlevés à leurs familles pour être envoyés au séminaire.
Des enfants plutôt brillants cassés dans leur parcours scolaire. Il n’en reste pas moins qu’on a croisé de gens qui ont plutôt bien réussi. Certains ont eu beaucoup plus de mal à se construire. Jean-Pierre F. a, par exemple, des difficultés à lire, à écrire et malgré tout, il est un chef d’entreprise d’une combativité remarquable. Il a même été reçu par le Pape en délégation (Le Pape François a reçu des victimes d’abus constituées en association, le 27 novembre au Vatican, ndlr).
Sur la forme vous n’éludez rien. Les abus sont décrits, leur fréquence, la souffrance des victimes y est visible. Pourquoi avez-vous choisi de montrer les photos des violeurs comme Gabriel Girard ?
Les victimes elles-mêmes nous ont montré les photos de classe. Dans une scène, il y a une photo de maîtres d’école au petit séminaire de Chavagnes et sur 21 prêtres, il y a 9 abuseurs avérés. Les témoignages sont nombreux et concordants.
Un des principaux maux dont ont souffert les victimes a été de ne pas avoir été entendus quand ils ont parlé enfants. L’emprise de l’Église dans ces régions était telle que c’était irrecevable de la part de familles et des parents d’entendre les enfants.
Jean-Pierre Sautreau, qui a notamment fait publier Une croix sur l’enfance en 2019 et Criez pour nous en 2021, dit lors d’une conférence : « Tant qu’on ne le dit pas, on inverse la preuve, c’est-à-dire qu’on se croit coupable quand on a été victime » Comment expliquez-vous que la parole des victimes soit encore aussi difficile à faire émerger ? Est-ce aussi là l’utilité de votre documentaire, de libérer encore plus la parole ?
Depuis l’affaire Bernard Preynat à Lyon, la Parole libérée (L’association à l’origine de l’affaire Bernard Preynat et de l’affaire Philippe Barbarin, ndlr) et puis la Commission Sauvé, il y a un long cheminement. Désormais, l’emprise de la religion sur la société est moins grande. C’est peut-être plus difficile à escamoter aujourd’hui, avec toutes les affaires qu’il y a eu dans le monde.
La Ciase (Commission indépendante sur les abus sexuels dans l’Église, ndlr) dénombre 330 000 enfants abusés depuis les années 50 en France. Tout à coup c’est tellement énorme. On ne peut pas fermer les yeux.
« Loctudy était encore dans une sorte de grande omerta »
Pensez-vous que la Commission Sauvé, estimant que 330 000 enfants ont subi des agressions sexuelles depuis 1950, a eu suffisamment d’impact pour tenter de réparer les douleurs des victimes ? La somme maximale de 60 000 € est souvent contestée. Comment l’avez-vous analysé ?
C’est une question à double révolution. Ça a eu de l’impact avec les couvertures de presse même si on ne peut pas forcer les gens à s’informer. Il y a un processus qui s’est enclenché avec les commissions. Beaucoup ont voulu contester l’information ou la méthode et on le voit bien avec ce qui s’est passé au Vatican.
Les victimes ont été reçues en audience privée par le Pape chez lui, mais les gens de la Ciase n’ont pas été reçus par le Pape malgré leur demande. Il y a un impact, mais ça révèle des résistances. Après, chaque victime réagit de manière différente. Elles sont souvent à fleur de peau. Quand on a fait une projection du film à Loctudy dans une salle avec des parents proches et certains étaient dans le déni jusque-là.
Le village était encore dans une sorte de grande omerta. L’école, dans laquelle nous emmènent Marie-Pierre et Raymonde dans la première séquence, est en ruines et il y a un projet immobilier. C’était étonnant de tomber dans cet endroit, intact devant lequel les femmes n’étaient jamais passées alors que c’est une des rues centrales du village. La mémoire s’est arrêtée. Ghislaine m’a dit : « De tout mon parcours, la chose la plus importante, ça a été cette projection dans le village. La Messe est dite. »
Vous avez eu accès aux délibérations de la commission d’indemnisation qui joue la carte de la transparence. Comment y êtes-vous parvenu ?
À la Commission de l’Instance nationale indépendante de Reconnaissance et de Réparation, on n’a pas pu tout filmer. Il y avait cependant des instances assez ouvertes. C’est une question de confiance aussi. J’étais content et étonné que des institutions si jeunes nous ouvrent leurs portes.
Je crois que travailler avec Bernadette Sauvaget qui s’occupe de ces questions depuis très longtemps à Libération a également joué. Par ailleurs, on n’a pas tourné à la hussarde. On a fait des repérages et on a rencontré les gens en amont. Quand on tourne avec une équipe, on a déjà eu le temps de s’imprégner des lieux.